De 1993 à 2002
+ Enquête pour le mensuel Actuel en 1993, dans la région du Nebbiu, Haute-Corse
+ Mise à jour de 2002
En Corse le scénario se répète tous les étés avec le même succès. Principaux interprêtes, par ordre d'entrée en scène: les éleveurs (les chasseurs de primes), Bruxelles (la banque dévalisée), les élus locaux (les notables clientélistes), les agents de l'Etat (les juges complices), l'industrie du feu (les croque-morts) - et les pompiers (les justiciers désarmés)
L'intrigue
Tous les ans, la Corse recense plus de 50% de tous les incendies déclarés dans toute la France (statistique du début années 90 - vérifiée en 2001). La scène se passe surtout en Haute-Corse. Fait curieux: les feux se déclarent dans des régions où l'élevage bovin n'a pas cessé d'augmenter jusqu'en 1992, le cheptel baissant légèrement au début 2001. Constat des autorités toujours valables en 2000/2002: au moins 80% des feux sont classés "d'origine pastorale".
Le lieu
Le maquis, relief boisé de ce farwest rocailleux, se prête fort bien à la politique de la terre brûlée. Les vaches s'y balladent librement: pas de clotures car pas d'exploitation privée. Mais la végétation devient vite trop dense pour les troupeaux. Comme le maquis n'appartient à personne, le feu défriche gratuitement et offre une zone riche en pousses fraîches l'année suivante.
L'arme secrète
Les éleveurs corses ont une recette ancestrale pour mettre le feu au maquis sans se faire repérer: la bouse de vache à retardement. Bien sèches, elles s'enflamment avec un simple mégot allumé et bourré d'allumettes; l'éleveur moderne y ajoute un serpentin anti-moustique en guise de mèche. Avantage: le maquis prend feu quand l'incendiaire est déjà loin.
Les éleveurs
Les chasseurs de primes
(c) http://www.corse.ch/
(En 1993) Un éleveur peut toucher jusqu'à 2126 F par an pour un taureau, 1653 F pour une vache. Détail du magot: prime à la vache allaitante, destinée à élever le veau (750 F par tête); indemnité spécial montagne (667 F); supplément au titre du maintien du troupeau (236 F); prime aux bovins mâles (473 F).
Selon un agent fédéral - un fonctionnaire de la Direction départementale de l'agricuture de Bastia -, un cheptel de 50 têtes rapportait en moyenne 80.400 F nets par an, soit 6700 F par mois. Calcul qui tient compte des primes, de la vente des veaux au marché noir (notre cheptel en produit 50 par an, qui rapporte 25.000 F), et des charges (15.000 F de cotisation à la mutuelle agricole, et l'achat de fourrage pour 22.500 F). Un revenu net d'impôts, puisqu'un éleveur - spécificité du coin - peut toucher les primes sans déclarer d'exploitation et sans justifier de propriété foncière.
Les cowboys corses sont malins. Comme les primes sont plafonnées à 50 têtes, le prête-nom entre en scène. Un proprio qui possède 100 têtes en confie la moitié à un "faux éleveur", généralement de la famille, qui encaisse les primes en en reversant une partie au vrai proprio.
UPDATE 2002
En 2002, du progrès: les primes "à la vache allaitante" (pour le veau) sont moins alléchantes. Pour le maintien du troupeau de bovins, la Corse paye sa spécificité à la baisse: un arrêté du 10 février 2001 la fixe en métropole à 242,70F (40 premières têtes) et 84,29F pour le suivantes. Pour la Corse et les DOM: 84,29F seulement.(Chiffres 2000 et 2001):
- Environ 800 éleveurs répertoriés par la DDAF en Haute-Corse; la moitié environ élève des bovins;
- déséquilibre dans le type d'élevage (toute la Corse):
- ovins: 100.000 brebis laitières en HC en 2000, mais 20% d'élevages en moins depuis 1988;
- caprins: 30000 chèvres en 2000, mais 15000 têtes et 2/3 des élevages en moins depuis 1980;
- porcins: 26000 porcs en 2000, mais -30% recensé depuis 1988;
- bovins: 64000 bêtes en 2000, soit +16% depuis 1980; le nombre d'exploitants a baissé pour sa part de 40% en 10 ans.
- spécificité bovins: en 2000 ce type d'élevage occupait les 3/4 des "surfaces de parcours peu productifs", c'est à dire le maquis!
- 2 primes pricipales:
- MTVA - maintien du troupeau à la vache allaitante (spécifique aux bovins), payable à l'année par tête;
- et ICHN - indemnité compensatoire handicap naturel (montagne), valable pour tout élevage, animal ou végétal, payable en fonction de la surface;
- montant des primes distribuées en 2001: 28 MF - soit 4 ME pour la prime MTVA; et autant, 4 ME, pour l'ICHN;
- en moyenne les primes rapportent entre 4600 et 13700 euros par an et par éleveur;
- L'autre détail qui tue en 2002: si les primes subventionnent l'élevage du veau (vache allaitante), il n'y a toujours pas d'abattoir aux normes en Haute-Corse. Un projet traîne depuis 10 ans à Ponteleccia; cherchez l'erreur...
(Lire aussi: les juges complices)
(c) ONF
La Commission européenne
Le banquier dévalisé
(En 1993) La banque, c'est Bruxelles: la CEE distribue pas moins de 80 MF de primes annuelles pour les 50.000 bovins de Haute-Corse. Bruxelles parle enfin, cette année, de "détournement de fonds communautaires», une manière de reconnaitre le rackett. Une mission de contrôle doit se rendre à Bastia cet automne 93.
UPDATE 2002.
En septembre 1994, une mission en Haute-Corse menée par Michel Jacquot, directeur à l'époque du fonds d'aide européen à l'agriculture (FEOGA Commission agricole de L'Union Européenne, se conclut par un rapport au vitriol sur le jeu des primes à la vache et des mises à feu. Les subventions seront suspendues avant d'être payées par Paris. Quelques aménagements suivront en 1996 et 1998 mais le système dérogatoire d'aide à l'élevage sauvage dans le maquis est toujours en place, bon an mal an.+ Résumé des griefs du FEOGA et mise à jour du rapport Glavany (septembre 1998):
http://www.assemblee-nat.fr/dossiers/corse/corse203.asp
Le pouvoir local
Départ de feu en Castaniccia - (c) membres.lycos.fr/isula/
Les notables clientélistes
(En 1993) Les maires. C'est par la mairie (et accessoirement par les services vétérinaires) que s'effectuent les déclarations d'un cheptel. Les maires connaissent les "faux éleveurs" comme les incendiaires. Ils acceptent que les bêtes se balladent sur les terrains communaux, autorisant implicitement aux bergers de rester "non exploitant". La DDA de Bastia refuse à présent de reboiser dans des zones qui brûlent trop souvent. Les zones à reboiser sont choisies par les maires.
UPDATE 2002
En décembre 1997 un arrêté du prefet de Haute-Corse exclut en principe toute zone brûlée du calcul des subventions. Un autre arrêté de décembre 2000 dit que c'est le conseil municipal qui doit se prononcer, dans son ensemble, pour autoriser un éleveur à laisser son cheptel en liberté.
(En 1993) Les conseillers généraux. C'est le département qui distribue les subventions relatives à la prévention. Exemple: les sapeurs-forestiers, unités chargées du débrousaillement et des pare-feux. Effectif en Haute Corse: huit unités (200 hommes), financées à hauteur de 40 MF par le Conseil général. Communes bénéficiaires? Les amis politiques. Santu-Petru-di-Tenda, dans le Nebbiu, qui détient le record de toute la Corse en matière de feux, ne possède aucune unité.
Les agents de l'Etat
Les juges complices
UPDATE 2002
Le système de primes spécifique à la Corse a
été orchestrée par les agents décentralisés
de l'Etat, et non par le résultat d'une magouille "identitaire".
Un "système dérogatoire" dénoncé dans
un arrêt de la cour d'appel de Bastia (27/03/2002). >> lire des extraits >>
Trois antennes de l'administration centrale se sont entendu pour déroger au droit européen, et le système a perduré de 1989 à 1999. La Mutuelle sociale agricole (MSA), chez qui tout agriculteur doit être enregistré, comme la Direction de l'agriculture (DDA) et le préfet du département en personne ont accepté en 1989, dans une lettre restée absente des pièces, d'accepter comme éleveur toute personne justifiant du bétail, mais pas de la terre.
Il suffisait d'avoir 13 bovins pour prétendre à la prime européenne, alors qu'il aurait fallu au minimum 12,5 hectares de terrain fourrager pour le même cheptel. Si les bêtes sont autorisés ensuite a divaguer sur les terres de la commune, 1 hectare de maquis s'apparente à 1 Ha de fourrage. En 1996, après la mission Jacquot, le prefet "sévit" et baisse l'équivaence pour donner 0,6 Ha de maquis = 1 Ha de fourrage. En 1998, cela passe à 0,5... A la DDAF (Agriculture et forêt) de Bastia, on ne fait pas mystère qu'elle va encore baisser.
(En 1993). Une dizaine de fonctionnaires de la DDA de Corse du Sud, en charge des crédits relatifs à la prévention des incendies - donc à la gestion des forêts - ont été accusés d'ingérence durant l'été 1992 par un groupe de propriétaires. Après vérification, ces fonctionnaires ont bien pris des intérêts dans Sylvaflor, une boite qui vend du matériel forestier et qui gère des biens immobiliers.
UPDATE 2002
Affaire toujours en cours d'instruction après une plainte déposée en juin 1993.
L'industrie du feu
Tracker de l'aviation civile - produits retardants
(tracker-france.fr)
Les croque-morts
(En 1993) Marché porteur en Corse : les additifs chimiques ajoutés à l'eau pour maximiser l'extinction. Il y a les produits "retardants", colorés en rouge-ocre, balancés en amont du feu pour réduire sa progression. Et les agents "moussants", qui augmentent la pénétration de l'eau sur l'incendie. La société Biogéma contrôle 100% du marché français et reste leader européen. Revenu annuel : 20 MF. Tiens donc : plus de la moitié du business est réalisé avec la Corse. A Aix-en-Provence, Patrice Ogéma, le Pdg, est adjoint au maire chargé de l'économie.
UPDATE 2002
La société Biogema SA s'affiche toujours "European Leader in Forest Fire Fighting Chemicals" sur sa plaquette; ses produits - sous licence d'une société britannique, "Products manufactured and/or marketed under FIRE-TROL HOLDINGS LLC licence" - sont distribués dans une douzaine de pays. http://www.biogema.fr/
Les pompiers
Les sheriffs désarmés
(En 1993) Il y a les pompiers professionnels et les volontaires. Effectif total dans l'île: environ un millier l'été (dont 30% de pros). Les volontaires sont d'ancien complices: avant 1985, ils étaient "indemnisés" à l'heure d'intervention. Ces "vacataires du feu" sont maintenant en CDD: 354 francs par 24 heures de garde. La nuit, ils gagnent des jours de repos, mais aucune prime. Seul problème: ces volontaires sont jeunes (18-20 ans) et peu formés.
Dans le sud, les pompiers sont sous tutelle du Conseil général. En Haute-Corse, ils sont répartis dans un vingtaine de centres de secours communaux. Le département ne paie que les salaires et les véhicules-pas les vêtements. Le centre d'Oletta, dans le Nebbiu, a besoin de 100.000 F par an pour la garde-robe de ses 40 hommes. Budget de la mairie: 39.000 F. Son capitaine nous dit avoir recueilli 20.000 F en faisant presque la manche dans les communes du coin. Il accepte les dons privés - "Actuel, c'est un grand journal, non? Vous ne pouvez pas nous aider?.."
UPDATE 2002
Depuis 1997 la loi oblige les pompiers a être payés au forfait, mais parfois les primes de nuit dérogent à la règle. A Oletta, l'adjudant de 39 ans qui a remplacé le capitaine de 1993 estime qu'il lui manque au moiins trois véhicules, et les recrues de 2002 se plaignent devoir avancer l'argent pour se payer leur premier casque et une veste - à leur arrivée on leur donne seulement bottes, pantalon et t-shirt.
Les juge fédéraux lâchent le morceau
(Cour d'appel de Bastia, 27/03/2002)
"(...) DISCUSSION
L'information judiciaire a incontestablement démontré que le système dérogatoire dénoncé constituait une nouvelle illustration du "laisser-aller" trop souvent constaté en Corse, dans des domaines variés.
En l'espèce, comme le relève à juste titre la partie civile, outre les incidences négatives évidentes sur l'ordre public économique (concurrence déloyale pour les éleveurs en règle, modification artificielle des règles de fonctionnement de la MSA...), cet accommodement avec la réglementation, conduisant à la multiplication des troupeaux auxquels ne correspond aucune parcelle à exploiter, a des effets secondaires désastreux: divagation des animaux sur les routes, incendies criminels dans le maquis, etc.
On ne peut donc condamner la mise en place d'un tel système. Il reste cependant à démontrer que celui-ci tombe sous le coup de la loi pénale.
(...) il est incontestable que les responsables de la mise en place de l'équivalence contestée (directeur de la MSA, Directeur départemental de l'agriculture et de la foret, Préfet) ne peuvent être poursuivis, du fait de la prescription: les mesures litigieuses ayant été adoptées en 1989 et la plainte, datant de 1997, l'action publique est éteinte à leur encontre.
S'agissant de leurs successeurs, l'inertie dont ils ont fait preuve face à des pratiques d'ores et déjà installées à leur arrivée et notoirement connues des plus hautes autorités de l'Etat ne saurait être assimilé aux "mesures positives" destinées à faire échec à l'exécution de la loi, exigées par les textes réprimant l'abus d'autorité.
Aucune autre qualification pénale ne paraissant pouvoir être retenue pour sanctionner cette inaction, c'est à bon droit que le magistrat instructeur a prononcé un non lieu.
[Cf. Cour d'appel de Bastia, Chambre de l'instruction, arrêt du 27 mars 2002. Non-lieu confirmé pour faits prescrits. Pourvoi demandé le 29. Partie civile: Antoine Siméoni, Syndicat des propriétaires forestiers privés, qui a attaqué contre X pour "abus d'autorité" (432-1, 432-2 Code pénal)]
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Le bulletin lambda
Jerome Thorel
(p) 1993 (p) 2002, 2003
contact: jet[at]no-log.org