L'hypertexte

en

guerre

Et Tim Berners-Lee inculpé pour complicité?

 

Angela Marquardt, une député allemande, a été acquittée le 30 juin du chef d'inculpation de complicité de propagande terroriste. Elle avait été inculpée pour le seul fait d'avoir installé sur son site web personnel un lien vers le site du journal d'extrême gauche Radikal. Journal interdit en Allemagne (lire lambda 3.03) et exilé sur les machines du prestataire néerlandais XS4ALL. Selon l'AFP, le parquet avait requis une amende de 3.000 DM, mais les juges de Berlin ont estimé que "Mme Marquardt avait installé une connexion sur sa page Internet avant que les articles incriminés [de Radikal] ne paraissent (...). Le maintien a posteriori de ce "link" ne peut être retenu contre elle, ont-ils ajouté, rejoignant ainsi la défense".

Angela Marquardt, 25 ans, députée du parti de la gauche démocratique (PDS, ex-PC de la RDA), a déclaré pour sa défense : "Je pars du principe que je suis responsable, civilement et pénalement, du contenu de ma page d'accueil, mais pas de celui d'autres pages d'accueil vers lesquelles je renvoie".

Signe des temps : les plaintes pour copie illicite de documents protégés ou pour diffusion de textes illégaux deviennent monnaie courante sur le Web, mais on parle un peu moins des plaintes en justice uniquement dirigées sur la mise en place d'un lien hypertexte. Ce ne sont donc pas la violation de la loi ou l'atteinte au droit d'auteur qui sont en cause, mais tout simplement le droit à quiconque d'évoquer la présence d'une information. Et dans la majeure partie des cas, cette évocation -- matérialisé dans le langage html par le lien actif vers une autre page du WWW -- est assimilée devant les tribunaux comme une mise à disposition, voire à une "facilitation" de mise à disposition d'une information qui peut être, en elle-même, contraire aux lois ou à certains principes.

 

Cette question reste encore juridiquement floue, notamment sur la notion de "copie illicite". Car le site web émetteur du lien ne fait lui même aucune copie "active", il n'édite, au sens juridique, qu'une ligne de texte (< a href ="page">http://www.bidule.com/ </a>). Ligne qui donne l'ordre au logiciel de navigation de l'utilisateur final de se rendre à l'adresse indiquée. En visant un hyperlien, on porte atteinte à la libre circulation des idées - avant même de l'information. Autant inculper Tim Berners-Lee, l'un des fondateurs du langage HTML, pour "mise à disposition de moyens visant à faciliter la violation de copyright"... ou "visant à faciliter la diffusion de thèses criminelles ou délictueuses".

 

Dans son édition du 25 janvier 97, l'hebdo britannique The New Scientist faisait le point sur de multiples affaires qui avaient le lien hypertexte pour centre de la procédure (Surfing Prohibited, by Kurt Kleiner, pp-28-31). Lambda a repris la liste et l'a réactualisée:

 

Juste avant la décision de la Cour Suprême sur le Decency Act, une loi locale, dans l'État de Géorgie, était torpillée le 20 juin dernier par une Cour fédérale pour son inconstitutionnalité. Il s'agissait de l'amendement HB-1630, votée en juillet 1996 pour modifier le "Georgia Computer Systems Protection Act", et qui obligeait, entre autre choses, d'avoir l'autorisation des marques ou sociétés pour toute mise à disposition ou d'échanges de données vers une boite aux lettres électronique, une "homepage", etc., lorsque ces données utilisent des marques protégées:

  • "... It shall be unlawful for any person, any organization ... to transmit any data through a computer network ... for the purpose of setting up, maintaining, operating, or exchanging data with an electronic mailbox, home page, or any other electronic information storage bank or point of access to electronic information if such data uses any individual name, trade name, registered trademark, logo, legal or official seal, or copyrighted symbol which would falsely state or imply that such ... organization ... has permission or is legally authorized to use such trade name ... when such permission or authorization has not been obtained..."
  • La plainte avait été montée par l'ACLU et l'Electronic Frontiers Georgia.

     

    En Écosse le journal Shetland Times a obtenu d'un tribunal que le site web Shetland News (sans aucun rapport) ne fasse plus de lien vers sa version électronique. La décision date d'octobre 96, et le Shetland News explique que l'appel de la décision se déroulerait le 16 octobre prochain. "Les avocats du Times vont continuer à plaider que les "liens hypertextes" d'un site Internet à un autre sont une violation de copyright", indique Jonathan Wills, le patron du site web incriminé. En attendant, il a décidé d'ouvrir un "fond de soutien" pour payer ses frais d'avocats.

     

    Même type affaire en Nouvelle-Zélande concernant le service web 7am, qui recense une liste de sites d'information digne, à ses yeux, d'intérêt. Cette liste n'a pas été du goût de la société Independent Radio News (IRN), une radio qui vend en licence des bulletins à quelques site d'information, notamment Xtra. IRN, résumait le New Scientist, a considéré que pour faire le lien vers le site Internet de Xtra, 7am devait également payer le droit d'exploitation. Les menaces de plaintes faites en novembre 96 n'ont pas été suivie d'effet, 7am a maintenu ses liens. Et se permet même de faire ces commentaires:

  • "Le copyright des articles vers lesquels ce site pointe reste ceux de leurs propriétaires respectifs. (...) Le code html utilisé pour faire ce site et ses composants sont protégées, Copyright © 1997 7am Net Publishing, tous droits réservés. Les liens vers ce site sont encouragés. Licence expresse est donnée à tout site voulant pointer vers 7am's New Zealand News Wires, à la condition que l'URL soit http://www.7am.co.nz/nzwires, et qu'aucune tentative ne sera faite de présenter le contenu de ce site dans une frame".
  •  

    Les frames sont justement à l'origine des déboires de Total News, un service identique aux précédent sites incriminés : un recensement hypertexte de toutes les ressources d'information de l'Internet. Seulement, le lien était fait en sorte que la page distante s'affiche dans un panneau Total News, dans son environnement graphique. Six grands titres ou groupes de presse ont argué de "violation de copyright", au seul fait que, visiblement, Total News semblait copier le site distant pour l'enrober dans son graphisme. Le préjudice publicitaire faisait aussi partie de la plainte. Mais le 5 juin, les avocats de Total New et ceux des six plaignants (CNN, Dow Jones & Co., Reuters New Media, Time, Times Mirror Co. et The Washington Post Co.) trouvaient un accord, après l'arbitrage d'une cour fédérale de New York).

    Selon l'accord, le lien est expressément encouragé, mais en supprimant le panneau. ("Under the settlement ..., TotalNews is allowed to provide a "clean," plain-text link to the plaintiffs' websites, but is not allowed to frame them.").

    Nous pouvons vérifier (image ci-dessus) que l'absence de frame ne concerne que les six plaignants : MSNBC apparait toujours dans un panneau.

     

    L'affaire Dilbert fut également significative. Dan Wallach, étudiant chercheur à l'université Princeton (NJ), utilisait une commande baptisée "lien inline" pour faire apparaitre sur sa page, automatiquement, une image présente physiquement sur un serveur distant. En l'occurence, il s'agissait du cartoon quotidien de la célèbre BD Dilbert, affichée sur la page de l'éditeur United Media, qui a mis en demeure Wallach et d'autres fans de la BD pour supprimer leur lien. Là aussi, on comprend un peu mieux le préjudice d'image de marque, mais techniquement il n'y avait aucune atteinte au copyright. La manoeuvre était possible par le simple fait que le dessin quotidien apparaissait dans un fichier au nom unique (http://www.unitedmedia.com/ comics/dilbert/todays_dilbert.gif). Depuis, cette adresse renvoie automatiquement sur la page d'accueil.

    "Suis-je autorisé à instruire votre logiciel de navigation de faire ce l'autre site ne désire pas? Là est la question", expliquait Wallach au New Scientist. L'affaire s'est terminée à l'amiable, Wallach n'a pas désiré poursuivre le bras de fer - il aurait fallu investir un demi million de dollars en frais d'avocat...

     

    Exemple : à des fins pédagogiques, Lambda reproduit en lien inline une image située sur le site de Wallach (ci-contre à droite, le cimetière de Princeton)

    Le code HTML donne:
    <img src = "http:// www.cs.princeton.edu/ ~dwallach/dilbert/ cemetery1.gif" ALT="Princeton Cemetery" ALIGN="RIGHT">

     

    Aucune affaire concrète n'a été jugée à ce jour en France. Tout au plus, le lien hypertexte a été à l'origine de petites querelles significatives. Souvenez-vous de Mygale, précipitamment évincée en mai dernier du réseau universitaire Renater. Le service d'hébergement gratuit était hébergée à l'université Paris-8 de Saint-Denis. "Contraire à la Charte de Renater", avait argumenté l'institution, sous tutelle publique, pour expliquer l'éviction sans préavis. En privé pourtant, Michel Lartail, directeur de Renater, avait été plus précis : certaines pages de Mygale auraient hébergées des sites "warez", mais ils se contentaient d'indiquer des adresses où se procuraient les logiciels piratés. Le simple lien, comme dans le cas d'Angela Marquardt, devient la source de "complicité" de mise à disposition d'éléments délictuels ou criminels.

    La mise en place d'un lien hypertexte peut-être à la fois un signe d'un engagement politique, comme le signe de la plus grande neutralité. Ce dilemme a éclaté au sein même du quotidien Libération, pendant la campagne électorale. Les services télématiques du journal, en charge du site web, avaient listés l'ensemble des partis politiques déclarés pour participer au scrutin. Et par la même occasion, ils avaient créé pour chaque parti un hyperlien vers leurs sites respectifs. A propos du Front national, le détail hypertexte a créé une franche bataille rangée entre le service politique de Dominique Simonnot et les responsables du site web. Aux yeux de Simonnot, la petite main active qui se dessinait sur le lien du FN avait la saveur d'un endossement explicite du journal pour les idées du parti d'extrême droite... Le lien fut maintenu!

    Histoire véridique, au moins si l'on en croit le chapitre 11 du récit "La course du croiseur Osvobojdenie", qui narre, de manière particulièrement codée, les remous internes du journal fondé par Serge July. Récit hébergé sur un des serveurs de Geocities en Californie, mis en ligne sur le site Web perso d'un des rédacteurs en chef, Pierre Briançon. Lui-même (voir photo ci-dessus) a supprimé le lien entre sa page d'accueil et le "Croiseur", pour apaiser la grogne des collègues. On n'en finit plus.


    Réactions