lboga

mystère & désintox


Paradoxe: cette plante africaine aux effets psychotropes
pourrait guérir les toxicomanes de leur dépendance. C'est du mains ce que laissent espérer les résultats des premières études sur l'ibogaïne, l'alcaloïde contenu dans cet arbuste tropical.

Sciences et Avenir - mai 1993

En Afrique équatoriale, on l’appelle “l’arbre miraculeux”. Le Tabernanthe iboga, un arbuste tropical de la famille des apocynacées, est au centre des rituels d’initiation des jeunes enfants. Chez les Mitsogho du Gabon, le jeune profane commence par macher des extraits d’iboga, mélange de racine, d’écorce et de feuilles. Ce qui déclenche aussitôt une alternance d’excitation et de somnolence, accompagné de visions fugitives. Etape par étape, le jeune Mitsogho est amené à commenter ses visions, à interpréter les images devant les anciens qui le questionnent. Ce dialogue doit le mener vers les “normes” requises pour intégrer le monde adulte. A plus faible dose, l’iboga est aussi un puissant défatiguant, utilisé pendant les périodes de chasse ou de travaux physiques, tout en restant éveillé et vigilant pendant un ou deux jours lors des périodes de chasse ou d'intenses travaux physiques.

Molécule d'ibogaïneAujourd’hui, cette plante est l’objet de recherches qui permettront peut-être de découvrir un traitement efficace contre la toxicomanie. L’idée de proposer un psychotrope contre des narcotiques peut paraître paradoxale, mais l’iboga possède de bien étranges propriétés qui pourraient se révèler très efficaces.

Dès 1860, les botanistes et les médecins français s'intéressent à l'usage de l'iboga dans les sociétés africaines, mais l'arbuste ne fait son entrée au Muséum d’Histoire Naturelle qu'en 1889. Les premières études pharmacologiques, en 1901, révèlent son principal alcaloïde, nommé ibogaïne (molécule indolique de formule C20H26N20).
 
Quatre ans plus tard, les pharmacologues recommandent l’ibogaïne contre les faiblesses musculaires et la neurasthénie. Elle trouve son premier débouché thérapeutique à la veille de la Première Guerre Mondiale, avec la mise sur le marché français des tablettes de Lambarène, médicament “anti-fatigue”, stimulant anti-dépresseur indiqué pour surmonter des efforts physiques et mentaux. Il devient bientôt l’un des dopants les plus populaires chez les alpinistes, les cyclistes et les coureurs de fond. Le Lambarène disparaitra du marché dans les années 60 [cf extrait Aroun Tazieff.]. Des études américaines de toxicologie indiquent qu’à des doses de 300 mg à 1 g l’ibogaïne provoque des hallucinations mais reste très peu toxique. Cependant, il a aussi été montré qu’il ralenti le battement cardiaque et peut donc déclancher de l’hypotension artérielle. Au début des années 70, il est établi que la molécule fait partie des “inhibiteurs de la mono-amine oxidase” (IMAO), un groupe de médicaments reconnus comme anti-dépresseurs.

Dans la vague "psychédélique" des années 60, les vertus oniriques de l'ibogaïne attirent les adeptes des psychothérapies sous hallucinogène qui cherchent à créer un dialogue psychosensoriel entre le médecin et le malade, à l’image des rituels d’initiation du Gabon. Il s’agit pour eux de soigner la dépendance narcotique. La France autorise en juin 1969 la mise sur le marché d’un “nouveau médicament agissant sur le système nerveux central”, utilisé comme “préparation anti-drogue”. Le principe actif est composé de plusieures alcaloïdes de racines de Tabernanthe iboga, combinées avec une amphétamine. Mais quelques mois plus tard la France applique la nouvelle convention des Nations-Unies sur les psychotropes et classe l’ibogaïne et ses dérivés au même rang que le LSD. [Update : lire la description de l'iboga par l'association Auto-Support des Usagers de drogue - ASUD.]

Aux Etats-Unis, bien que l’ibogaïne soit toujours classée au fameux Schedule-1 (marijuana, heroine, LSD...), le très sérieux National Intitute on Drug Abuse (NIDA) finance depuis deux ans une série d’ études sur l'animal pour tenter de mieux cerner son action sur les mécanismes de dépendances narcotique. Ces travaux portent en particulier sur l’effet de cette molécule sur les régions du cerveau responsables des émotions, des sensations et du plaisir — le système limbique — et sur les régions où se concentre une forte activité dopaminergique. En effet, la dopamine est un neurotransmetteur chimique largement impliqué" dans lecomportement addictif, aussi bien après loa prise de dérivés opiacés que de psychostimulants du type cocaïne et amphétamines. Ces études sont réalisés in-vivo, sur des rats et des souris, souvent par microdialyse, une sorte de sonde qui permet de doser l'échange biochimique dans les zones observées du cerveau.

Les premiers résultats indiquent que, chez le rat, l'ibogaïne oinhibe la stimulation dopaminergique “normalement observée après une dose modérée de morphine”. Mais les auteurs, en particulier Stanley Glick (ci-contre), pharmacologue de l’école de médecine d’Albany (New York), ne sont pas en mesure de décrire avec précision ce mécanisme d’inhibition. Curieusement, l’effet de l’ibogaïne parait persister bien après son élimination par l’organisme. D’autres effets surprenants ont été observés sur le comportement des rats qui, alors qu’ils sont libres de s’auto-administrer de la morphine, diminuent leur consommation. Les neurobiologistes consultés par le NIDA ont aussi partiellement montré que l'ibogaïne pouvait altérer certains symptômes du syndrome de sevrage en toxicomanie.

Le même type d'effet inhibiteur a pu être décelé après des prises de cocaïne. L'ibogaïne interviendrait sur la libération de dopamine observée dans le noyau accumbens, une structure du système limbique. D'autres études indiquent que l'ibogaïne apaise l'activité locomotrice de la souris après des prises de cocaïne. Mais là encore, le “mécanisme” reste inconnu: il semblerait même que, dans ces conditions, l’ibogaïne renforce la libération de dopamine induite par le psychostimulant. Ce qui pourrait diminuer le “pouvoir addictif” de la cocaine — hypothèse, là aussi, non confirmée.

Sur le plan purement neurobiologique, ces études ne déterminent pas pour l’instant si l’alkaloïde a un avenir en thérapeutique. C’est en substance l’avis de deux chercheurs de l'INSERM, qui ont accepté, pour Sciences et Avenir, de se pencher sur quelques unes de ces recherches du NIDA. Louis Stinus (Psychobiologie des comportements, U-259 à Bordeaux) estime, dans l’ensemble, qu’il s’agit “de résultats partiels, voire parfois contradictoires, qui font se poser plus de questions qu’il n’en résolvent. Mais c’est souvent le cas dans beaucoup de domaines des neurosciences...” Pour Jean-Pol Tassin, du laboratoire de neuropharmacologie du Collège de France, ces études sont sérieuses, mais restent très imprécises quant à la localisation des effets de l’ibogaîne. “Surtout que l’aspect hallucinogène modifie d’autres neurotransmetteurs, tels la sérotonine et la noradrénaline” — molécules qui entrent également en jeu dans le processus d’addiction. Jean-Pol Tassin émet en outre des doutes sur l’intérêt d’une telle approche biochimique pour traiter le comportement addictif.

Bref, “c’est encore une curiosité scientifique”, reconnait le chef de la division médicaments du NIDA, cité en novembre dans le Boston Globe. Stanley Glick reconnaît que d’autres recherches sont nécessaires pour affiner ses conclusions. “Par ailleurs, dit-il, on peut imaginer de supprimer les effets hallucinogènes et de concerver l’aspect "anti-addictif" de l’ibogaïne en modifiant cette molécule. C’est une voie que nous explorons en ce moment.”

Malgrè tout, la Food and Drug Administration devrait donner son feu vert pour lancer, cette année [1993], des études cliniques sur l’homme. L’indication présumée de l’ibogaïne pose cependant d’autres problèmes, et entre autres, le risque d’ entrainer, elle aussi, un comportement addictif. Ce même inconvénient dessert l’usage de la méthadone dans le traitement de la toxicomanie.

En terme de dépendance physique, les spécialistes écartent cette hypothèse, au même titre que les autres psychostimulants. Côté psychique — la motivation principale de toute addiction — tout dépend du caractère “agréable” de l'expérience hallucinogène. “C ‘est une expérience éprouvante, voire plutôt douloureuse,” indique Otto Gollnhofer, un ethnologue du CNRS qui fut le premier à observer les aspects psychosensoriels de l’ibogaine sur l’homme, en s’introduisant chez les Mitsogho dès 1961. Pour Marc Valleur, psychiatre et adjoint du Pr Olievenstein au Centre Marmottan, “l’idée reste la même que l’usage du LSD pour traiter les schizophènes dans les années soixante. L’originalité vient de ce qu’on en reparle par le biais de la psychopharmacologie, et non par le biais du psychédélisme des “hippies” californiens. Mais je ne suis pas sûr que ce soit plus sérieux.”

Opinion opposée pour le docteur Robert Goutarel, ancien directeur de recherche au CNRS, auteur récemment d’un bilan historique très complet sur l’ibogaïne Pour lui, le LSD procure des visions “angéliques” qui relèvent des “sensations esthétiques”, d’où un risque d’accoutumance psychologique. Les visions oniriques de l’ibogaïne, qui peuvent durer jusqu’à 36 heures après une seule prise, ont moins de chances d’être ressenties de manière agréable.

[Update : lire 
le travail commun de Goutarel et Gollnhofer lors d'une conférence de 1999 à New York. - NYU Conference on Ibogaine Nov 5-6, 1999.]


Le parallèle avec le LSD est aussi réfuté de l’autre côté de l’Atlantique par Deborah Mash, pharmacologue et professeur de neurologie à l’université de Miami. “L’ibogaïne n’a pas du tout le même spectre d’activité”, dit-elle. “Il n’y a pas d’euphorie. Et pas de risque d’addiction.” C’est précisément l’équipe du Dr Mash qui a déposé sur le bureau de la FDA une demande d’agrément pour lancer les premiers essais cliniques sur l’homme — la demande porte sur la phase 1, les tests d’innocuité. “Des témoignages anecdotiques”, reprend Deborah Mash, “nous indiquent que l’ibogaïne pourrait être utile dans l’interruption de certains aspects de la dépendance narcotique. Nous ne savons pas grand-chose du point de vue pharmacologique, mais je crois surtout que les effets sur l’homme pourraient être très différents de ceux sur l’animal. Il est donc temps de débuter des essais cliniques.”

Les témoignages anecdotiques dont parle la neurologue de Miami proviennent d’un certain Howard Lotsof, l’un des premier a remarquer les pouvoirs de l’ibogaine sur la dépendance aux narcotiques. Il se bat depuis près de dix ans pour que la médecine se penche sur les propriétés des alcaloïdes de l’arbuste africain. Il aurait expérimenté sur lui-même et quelques amis toxicomanes les vertus de l’ibogaïne. Depuis 1989, il organise aux Pays - Bas des séjours de traitements cliniques auprès de toxicomanes “volontaires”. Assez volontaires pour débourser parfois jusqu’à 20.000 dollars pour 10 jours de traitement. En trois ans, une cinquantaine de malades se sont succédés. Des Américains, Néerlandais, Israéliens ou Suisses, dépendants de l’héroine, voire de la méthadone. Résultat, difficilement vérifiable: environ un quart d’entre eux auraient “décroché” au moins pour six mois.

En janvier dernier, l'équipe du Pr Sanchez-Ramos, chef du service de Deborah Mash à Miami, a fait le voyage en Hollande pour observer les procédures. Il aurait noté “la bonne conduite” du traitement placé sous la tutelle du professeur Bastians, psychiatre néerlandais et ancien président de l’Association européenne psychosomatique.

Howard Lotsof est soutenu par les activistes d’Act-Up, un lobby qui a fait pression dans la décision du NIDA d’entreprendre la série d’études pharmacologiques sur les systèmes dopaminergiques. Ces études cliniques peuvent durer de deux à quatre ans — si, bien sûr, l’efficacité et la sécurité du produit sont garanties jusque là. Mais déjà, certains officiels du NIDA émettent des craintes plutôt fondées: la création d’un marché parallèle d’extraits de racines d’iboga, dont il sera difficile de vérifier l’authenticité. Une utilisation sauvage qui risque de discréditer la molécule miracle.




Haroun TAZIEFF, célèbre géologue et vulcanologue français, directeur honoraire au CNRS, décrit l'expérience qu'il fit du Lambarène dans son livre: "Le gouffre de la Pierre St-Martin" (Arnaud Ed).

- "Vas-y, me dit André (médecin de l'expédition) ça te donnera des forces. Et avale aussi ceci, ajouta-t-il en me tendant un comprimé.

-Crois-tu qu'il faille déjà en prendre ? ne vaudrait-il pas mieux réserver ça pour les coups de pompe ?"

C'était du Lambarène, un excitant, un "dopant" qui devait nous permettre de trouver dans nos corps épuisés la force nécessaire.

-Non, vas-y, il faut prévenir les coups de pompe. Nous en prendrons d'autre tout-à-l'heure, régulièrement...

Nous avions avalé, à l'instant, notre troisième comprimé de Lambarène, et un effet tonique se faisait sentir.

Je me hâtais, dopé au Lambarène, sautant d'un bloc à l'autre avec une agilité retrouvée...

Je commençais, malgré le Lambarène, à ressentir durement la fatigue, j'avais de la peine à escalader les blocs énormes qu'il fallait redescendre ensuite aussitôt, pour attaquer le suivant, des crampes insidieuses rampaient dans la partie antérieure des cuisses. Pourvu qu'elles n'augmentent pas...

Je pris un nouveau Lambarène. Pendant qu'André escaladait l'échelle, je me massais les jambes. En dix minutes, tout était en ordre et je montais à mon tour sans difficulté...

Malgré le Lambarène que je venais d'avaler, je ne me sentais pas loquace du tout. Le temps coulait. L'eau aussi. Une heure passa, l'effet du Lambarène aussi...

Et, cette ultime journée, cette course effrénée à la découverte, ces six heures de descentes et de grimpées, à coups de Lambarène, cette journée ajoutée aux autres, terrible...

Seul, l'excitant nous avait permis de tenir. L'effet du dernier comprimé passé, n'en ayant pas d'autres, je ne fus qu'un lamentable paquet de viande misérablement pendu au bout d'un fil."

Le Lambarène disparut du marché vers 1966 et la vente de l'ibogaïne fut interdite.
Depuis 1989, cet alcaloïde fait partir des produits dopants interdits par le CIO, l'Union internationale du cyclisme et le Secrétariat d'Etat de la Jeunesse et des Sports.
Source : R. Goutarel, 1999