Toile de Mrs stewart-Jones. Couverture de Synaesthesia, John Harrison (2001)
"Je me souviens avoir pensé en couleurs pour la première fois dès l'âge de deux ans. Je songeais à mon petit frère Edward et dans l'oeil de mon esprit apparaissait le reflet rouge foncé de son nom."
Elizabeth Stewart-Jones, une peintre galloise de 83 ans, possède l'étrange faculté de synesthésie, terme générique d'un trouble sensoriel où un stimulus donné déclenche une tout autre sensation dans le corps. Pour Mrs Stewart-Jones, ce sont les mots qui provoquent ces visions; d'autres réagissent aux sons, aux notes de musique ou aux lettres prononcées. "Je n'ai pas besoin de fermer les yeux, poursuit elle. Les couleurs sont juste là, automatiquement, dans l'oeil de mon esprit, après que les mots ont été prononcés, lus ou pensés."
Pour le nom "Moscow", elle voit du gris foncé, du vert épinard et un peu de bleu pâle. "Fear" (peur) est taché de gris clair, avec de légères touches de vert et de pourpre. "Philip" et "Saturday" sont deux ombres de jaune différentes. "Henry" et "Wednesday" sont d'un même bleu foncé.
Elisabeth Stewart-Jones n'est pas un cas isolé. Une équipe de l'Institut de psychiatrie de Londres, conduite par le docteur Simon Baron-Cohen, se penche depuis six ans sur différentes variantes de la synesthésie. Après un appel à la radio, ces chercheurs ont pu recueillir 212 cas concrets - parmi lesquels figuraient seulement deux hommes. Ces sujets, des femmes, donc, douées d'une certaine aptitude aux activités artistiques, voient des couleurs en réaction au discours, aux sons, d'autres à l'odorat ou même au toucher. Les psychiatres de Londres, après des tests précis, sont arrivés à prouver le caractère inné de la synesthésie. Et leur récente étude sur des sujets passés au scanner montrerait qu'il s'agit bien d'une anormalité neuronale, une erreur de connection entre les différentes zones du cerveau impliquées dans les sensations auditives et visuelles. Rien à voir, donc, avec une quelconque pathologie psychiatrique.
Stewart-Jones fait partie de la galerie d'artistes synesthésistes rassemblés sur le site syn-artists. Il y a les "pure player" comme ces deux artistes contemporaines. (son alphabet coloré) |
Il faut remonter à 1881, en Allemagne, pour trouver trace des premiers écrits scientifiques sur la synesthésie - le mot est issu des mots grecs "syn" (union) et "aisthesis" (sensation). A l'époque, on ne parlait que de 1' "audition colorée", ou même de "chromesthésie", et il s'agissait plus d'une curiosité intellectuelle que d'un véritable trouble psychique. C'est même dans la revue "Recherches philosophiques" que la première étude française est parue, en 1893. L'auteur évoquait déjà la tendance artistique des Synesthésistes. Dans son poème "Voyelles", écrit à Paris en 1871, Rimbaud y fait même allusion (A noir, E blanc, I rouge, U vert et O bleu..."), sans qu'il soit prouvé qu'il ait été lui aussi un "synesthésiste". L'un de ses amis musiciens, Ernest Cabaner, associait, lui, une couleur à chaque note: do jaune, ré vert, mi bleu, fa violet, sol carmin, la cinabre, si orangé.
Selon d'autres ecrits plus récents, l'écrivain Nabokov et le compositeur Liszt possédaient ces mêmes perceptions d'audition colorées. L'un réagissait aux lettres de l'alphabet, l'autre aux notes de musique. Une tentative de recensement de toutes les formes de synesthésie a été faite en 1955 dans le "British Journal of Psychology". Lorna Simpson et Peter McKellar, de l'université d'Aberdeen, ont dénombré treize formes "théoriques". Mais seulement six avaient pu être observées naturellement. Les trois formes le plus souvent décrites concernent une sensation visuelle déclenchée par un stimulus auditif, tactile ou gustatif. Ensuite viennent deux sensations tactiles: une forme "tactile-visuelle", lorsqu'un sujet, en voyant quelqu'un, perçoit en même temps la sensation d'un toucher particulier, comme celui des doigts sur l'oreille d'un enfant ; et une forme "tactile-auditive", qui associe par exemple le son d'une trompette et la sensation de toucher du plastique. Enfin, la forme "kinesthésique-olfactive", dans laquelle une odeur peut provoquer la sensation du mal de mer.
Dans les descriptions, l'équipe du docteur Baron-Cohen est allée plus loin, mais seulement dans la perception du discours colorée, une variante précise de la forme visuelle-auditive. Dans le type "chromato-phonémique", peu répandu, de cette variante, c'est la perception d'un des phonèmes du mot qui déclenche la couleur. Lorsque de simples lettres sont associées à une seule couleur, il s'agit du type "chromato-graphique" (l'écoute d'un mot suscite la couleur liée à l'initiale). Mrs Stewart-Jones, observée pour la première fois par les psychiatres de Londres en 1987, relève d'un des rares cas concrets de synesthésie "chromatolexicale": "chaque mot a sa propre couleur, correspondant à son sens, et rares sont les cas où les lettres individuelles influencent la couleur du mot", écrivent les chercheurs dans la revue "Brain".
Notons que ces rares cas se produisent lorsque le mot n'a aucun sens - au moins dans sa langue. Nous lui avons demandé de décrire la couleur de quelques mots français. Pour "Soleil", elle répond "jaune eclatant" mais seulement à cause du S et du L, dit-elle, qui sont "deux reflets différents de jaune". Le test mené à Londres a montré, curieusement, qu'il n'y a aucun processus d'association phonétique ou sémantique. Les mots "Moon", "Moan", "Mean", liés phonétiquement, ont une couleur distincte. Et les mots "Man", "Male", "Masculine" ont également des couleurs bien distinctes. Pour "Mort", elle nous a répondu "noir", alors que l'équivalent anglais "Death" est associé au marron. Seul certains noms peuvent avoir la même couleur dans les deux langues. Le prénom asexué "Alix" est d'un rouge moyen éclatant.
Ce trouble est-il vraiment inné? Ne s'agit-il pas simplement d'un processus d'apprentissage où la sensation associée ne serait qu'imaginaire?
Quiet Harmony (1924) Le peintre Wassily Kandinsky était semble-t-il motivé par ce don, il est classé "Pseudo-Synaesthete Artists" dans la liste syn-artists précitée.
Schematization of the correspondences between colors and musical timbres according to Kandinsky:
Resonance multicolore (1928) |
En 1917, déjà, un médecin penchait pour son caractère héréditaire. Dans la revue américaine "Science", sous le titre "la couleur des lettres", il dressait un tableau précis des couleurs correspondant aux lettres de l'alphabet chez quatre sujets, dont lui-même, son fils et sa nièce. Pour lui, cette "pseudo-chromesthésie" n'a rien à voir avec une éventuelle mémorisation de l'abécédaire colorié. "C'est une association mentale, pas une fausse vision liée à une association à tendance héréditaire."
En étudiant le cas d'Elisabeth Stewart-Jones, le docteur Baron-Cohen a également écarté l'hypothèse d'une mémorisation: voir les chiffres en couleurs selon l'horloge multicolore que l'on a eue enfant, par exemple. Le test de particularité qu'a passé Mrs Stewart-Jones comprend une liste de 103 stimuli : des mots, des noms et des lettres. Le même test effectué trois heures après donne des couleurs identiques. Même résultat dix semaines après. Sur un autre sujet plus jeune, d'un même niveau intellectuel, le même test, dix semaines après, a donné une correspondance de couleurs sur seulement 17 des 103 stimuli. Ce qui exclurait, chez Mrs Stewart-Jones, tout processus d'apprentissage. Simon Baron-Cohen, en compagnie de John Harrison, un neurologue de l'hôpital Charing Cross à Londres, ont observé la même tendance chez neuf sujets atteints de synesthésie "chromato-graphique". Les résultats, parus cette année dans la même revue "Perception", montrent qu'un an après, sur un test de 130 mots ou phrases, la correspondance stimuli-couleur est la même dans 92,3 % des cas. Contre 37,6 % pour un groupe témoin de même âge et de même QI.
Existe-t-il une corrélation entre les différentes synesthésies? Les chercheurs britanniques tendraient à le croire. Chez les neuf sujets suivis récemment, huit voyaient le "U" dans la gamme du jaune au brun clair, le "I" allait du blanc au gris clair, et le "O" restait blanc. Impressionnant, quand on sait que la probabilité théorique d'obtenir, chez huit sujets différents, trois correspondances couleur/lettre identiques est de...0,000000001!
Autre curiosité : sur 33 sujets, dont cinq étudiés à Londres en 1993 et quatre selon les données de Science en 1917, le "O" est blanc pour 73 % d'entre eux. Le dernier point de l'étude de Baron-Cohen et Harrison concerne bien évidemment l'éventuelle explication neuronale. L'expérience de Simpson et McKellar, en 1955, permet de fournir la première hypothèse. Les auteurs écossais avaient absorbé d'importantes doses de mescaline, une substance hallucinogène aux effets proches de ceux du LSD. C'est ainsi qu'ils avaient pu observer sept autres formes de synesthésie, comme par exemple: le type visuel-kinesthésique (quand se sentir lourd suscite l'apparition des couleurs) ou algésique (stimuli douloureux). Parmi les nombreuses explications du poème Voyelles de Rimbaud, figurait, d'ailleurs, celle de la découverte du hachisch par le jeune poète. Comme l'usage de drogues entraîne des modifications des connections neuronales, il est possible d'imaginer que chez les sujets atteints de synesthésie ces erreurs de connection existent naturellement. Il a fallu attendre le début des années 90 et les progrès des neurosciences pour pouvoir déterminer avec précision les régions impliquées dans la perception visuelle et colorée d'un côté, et, de l'autre, celles qui régissent la compréhension syntaxique du langage. Ainsi, le professeur Semir Zeki, le grand spécialiste de la vision cérébrale, neurobiologiste à l'University College de Londres, a pu localiser une zone du cortex visuel appelée "aire V4", située à la jonction des lobes pariétaux et occipital. De son côté, une équipe du Hammersmith Hospital de Londres, menée par les neurologues Richard Wise et François Chollet (U 230 de l'INSERM), a pu spécifier en 1991 que la compréhension du langage activait l'aire dite de Wernicke, située dans une des parties du cortex temporal gauche. En théorie, souligne le Dr Chollet, les liaisons sont anatomiquement possibles entre ces zones temporales et l'aire V4. Mais elles ne s'activeraient que chez les synesthésistes.
C'est ce qu'ont vérifié expérimentalement Simion Baron-Cohen et John Harrison. Ils ont etudié l'activité du cerveau de 212 sujets, dont une grande majorité de femmes autodeclarées synesthésistes. Tous ont été soumis, les yeux bandes, a une série de mots et de sons. Les chercheurs ont utilisé le PET Scan, le scanner à tomographie par mission de positons, qui permet, en injectant des molécules faiblement radioactives, de tracer l'afflux de sang dans les zones activées du cerveau - on sait que la quantité de sang qui arrive dans une zone cérébrale est proportionnelle au travail effectué dans cette même zone.
Selon des résultats préliminaires, chez les sujets examinés, un stimulus lexical irrigue le sang vers la zone normalement liée aux couleurs. Au contraire, cette observation n'a pu être faite chez un groupe de sujets témoins. Ily aurait donc une connexion neuronale "anormale" (ou trop trop dévellopée) chez les synesthésistes, d'un type toutefois difficile à déterminer. Elle pourrait être génétique, avance le Dr François Vital-Durand, de l'unité Cerveau et Vision de l'INSERM (U-371). La plupart des sujets déclarés étant des femmes, il se pourrait qu'il s'agisse d'une anomalie située sur le chromosome X (les hommes, rappelons-le, étant XY). De leur côté, d'après leurs résultats encore soumis à l'approbation d'un très sérieux journal d'Oxford, "Brain", Baron-Cohen et Harrison émettent l'hypothèse suivante puisque tout être normalement constitué possède des "barrières" érigées entre les différents modules sensitifs du cortex cérébral, il se pourrait que chez les synesthésistes ces barrières manquent à certains endroits. S'agit-il d'une "cassure" qui se serait produite au cours du développement ? Ou bien d'un dysfonctionnement existant dès l'enfance?
John Harrison, qui s'est confié à nos confrères de l'hebdomadaire britanique The Economist, penche pour la dernière hypothèse. Ce qui expliquerait que les synesthésistes vivent très bien avec leur "faculté" - et non leur "anomalie".
"J'ai longtemps cru que tout le monde pensait en couleurs, nous a dit Elizabeth Stewart-Jones dans sa charmante lettre tout en couleurs, rédigée pour les besoins de cet article. Personnellement, je ne considère pas cette faculté comme un dysfonctionnement ou une anomalie, mais bien comme un don de la nature et de Dieu."
Quand elle lit le mot Amour, en français, elle voit un rose à la fois léger et soutenu, suivi de mauve et de gris.
J. T.
c) Sciences et Avenir, 12/1993
Lire aussi: Synaesthesia, John Harrison, Simon Baron-Cohen - Oxford University Press (29 March, 2001) - ISBN: 0192632450